Habitant St Julien, je reçois ” la feuille de Quint ” depuis environ deux ans. Étonné de n’y avoir vu à ce jour aucun article consacré à ce qui me semble être un problème majeur de la vie dans la vallée, à savoir la présence des loups et les attaques répétées contre les troupeaux, je me décide à en dire quelques mots.

La présence des loups dans la vallée de Quint, comme dans tous les territoires pastoraux, est un facteur de déclin, de plusieurs points de vue : économique, environnemental, sociologique et culturel.

Déclin économique parce que, outre un surcroît de travail, les attaques contre les troupeaux occasionnent de lourdes pertes aux éleveurs : brebis tuées et blessées, avortements, pertes de fertilité, paniques. Les indemnisations ne compensent que les dégâts vérifiés et chiffrables. Les moyens de protection des troupeaux, tels que gardiennage renforcé, clôtures, et chiens de protection sont aussi déraisonnablement onéreux. En partie pris en charge par la société, ils rehaussent encore, quels qu’en soient les payeurs, le prix de revient monstrueux de la présence des loups.

Déclin environnemental parce que pour tenter d’éviter les attaques, les éleveurs modifient leurs pratiques. Par exemple, les pâturages les plus enclavés ou les plus éloignés des fermes ou bordés de bois ne sont plus utilisés qu’en dernier recours, quand l’herbe se fait rare ailleurs. Conséquence inéluctable : les landes se boisent, les paysages se ferment et les espaces pâturés se réduisent aux fonds des vallées. D’autre part, la faune sauvage subit aussi des évolutions liées à la présence des loups : disparition considérable des gibiers tels que biches, mouflons, chamois, chevreuils, et modification du comportement des survivants.

Enfin, déclin sociologique et culturel parce que la présence et la protection – on pourrait dire la sacralisation – des loups produit des bouleversements tels dans les pratiques et les mentalités paysannes, que l’on perçoit déjà, après seulement quelques années de présence des prédateurs, de nombreuses manifestations d’indignation, de colère, ou pire, de résignation, des éleveurs de la vallée. Quel jeune voudra demain reprendre ou créer un élevage en connaissant les contraintes supplémentaires qui lui sont imposées par le statut d’espèce protégée des loups, et en sachant que, quoi qu’il fasse, il aura toujours à subir des attaques ? Tous les scientifiques le disent et les éleveurs le vérifient quotidiennement, le loup est un animal opportuniste qui donc s’adapte à toutes les situations. De plus, ce que l’on appelle son ” comportement social ” (vie en meute, chasse en meute, propagation par essaimage au sein des meutes), le rend quasi invulnérable du fait que son seul prédateur est l’homme et que la loi (humaine) interdit à l’homme de remplir sa fonction (naturelle) de prédateur. Le déclin culturel réside dans cette contradiction avec les lois de la nature contenue dans le fait de protéger les loups qui ne sont pas en voie de disparition, en sacrifiant des pratiques et des modes de vie qui ont, à l’inverse, construit l’harmonie entre cette nature et les hommes qui la peuplent.

Un cynisme commode et résigné nous conduirait à dire que seule l’espèce humaine est capable d’un tel suicide. En réalité nos attitudes face aux prédateurs n’ont rien à voir avec un comportement d’espèce. Elles sont plus simplement les conséquences de décisions politiques devenues lois qui donnent priorité à une forme d’artificialisation de la vie, déguisée en retour vers la nature, ou plus vaguement vers ” le naturel “, au détriment d’activités humaines et de modes de vie, donc d’une culture, jugée d’un autre temps, dépassée, inadaptée, et que l’on réduit à son folklore pour nous permettre de la conserver, mais juste pour faire joli sur les photos. L’histoire des colonisations nous l’a appris : pour imposer une domination, on commence toujours par dénigrer, déconsidérer les cultures paysannes (celles du pays).

Il y a souvent dans la notion de protection de la nature une arnaque intellectuelle tendant à faire croire que pour la réinstallation de certaines formes de vie sauvage, il n’y aurait pas d’autre solution que sanctuariser des territoires à l’intérieur desquels aucune activité humaine dérangeant ” le sauvage ” ne pourrait être tolérée.* C’est conformément à ce concept que l’on somme les éleveurs, de la vallée de Quint et d’ailleurs, de respecter le sanctuaire des loups, et de ” s’adapter ” à leur présence, en modifiant leur mode de travail, donc leur mode de vie. Et c’est précisément ce qu’aucun d’entre nous ne doit accepter.

Au printemps, lorsque l’herbe pousse, les éleveurs conduisent leurs animaux au pâturage. Depuis toujours la mise à l’herbe est un moment de soulagement pour les paysans – moins de travail -, et de plaisir pour leurs bêtes – enfin de l’herbe fraîche ! – Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Certains sortent leur troupeau avec la peur au ventre : à quand la première attaque ? combien de bêtes égorgées ? tel ou tel pâturage serait-il moins dangereux ? que va-t-il advenir de mon cheptel en alpage sur Ambel ou Font d’Urle ? Ces inquiétudes ne sont pas banales. Elles nous incitent à la solidarité avec les éleveurs, pour le maintien et le développement des activités agropastorales, facteur de biodiversité dans la vallée de Quint, et par conséquent – pourquoi craindre de le dire ? – pour l’élimination des loups.

*Au sujet de la protection de la nature, on peut lire ” Le jardin de Babylone ” de Bernard Charbonneau, publié en 1969, dans lequel l’auteur s’attachait (déjà) à démontrer comment, après avoir ravagé la nature, la société industrielle finissait de l’anéantir en ” la protégeant “, en ” l’organisant “.

Bernard Moser